Écoles catholiques en Jordanie
De petits miracles sur les bancs de l’école

Voyage dans les écoles catholiques du Royaume hachémite. Histoire et actualité d’une forme de présence chrétienne qui a toujours joui, même auprès de la majorité musulmane, du consensus social

par Gianni Valente
 

      À huit heures du matin, comme tous les jours de la semaine, les élèves du “Terre Sainte” College, après avoir longtemps flâné en attendant la sonnerie, se rangent par classe, en files silencieuses, dans la cour de l’école, sous le regard sévère du directeur, Abouna Rachid. Pendant que le petit Khalid hisse les couleurs sous la forme d’un mini-drapeau de la Jordanie, tous les autres, chrétiens et musulmans, invoquent ensemble l’unique Dieu, Père de tous («Seigneur, bénis-nous ainsi que notre pays et notre école. Éclaire nos esprits et donne-nous la paix»). Puis la musique démarre et, en braves citoyens – qui avec ardeur, qui plus mollement –, ils entonnent ensemble l’hymne national («Vive le roi, vive le roi! Haute est sa réputation, sublime est son rang. Haut son drapeau!»). Puis ils s’égaillent gaiement et bruyamment dans les couloirs et les classes où, à côté des crucifix et des portraits du roi Abdullah II, ont aussi fait leur apparition ces dernières semaines les crèches, les saints Nicolas et autres décorations du temps de Noël. Aucune maman portant le voile, aucun papa fréquentant la mosquée voisine n’ont rien trouvé à redire à cela.
      Sur ce qui est aujourd’hui une entrée latérale apparaît l’inscription “1948”, année de fondation de l’école. À cette date, le Royaume hachémite de Jordanie faisait ses premiers pas – encore incertains – dans le domaine miné du Moyen-Orient et les Pères de la Custodie de Terre Sainte, sur la colline de Habdale, venaient à peine de construire leur école, aujourd’hui encore l’une des plus prestigieuses du pays et du Moyen-Orient. Leur fondateur saint François, avait dès sa première règle, en 1221, parlé de façon claire: que les frères qui vont parmi les musulmans «n’entrent pas dans des litiges ou des disputes», mais qu’ils soient au service de tous. Consigne respectée. À leur manière, les photos d’époque accrochées au mur – avec le tout jeune roi Hussein entouré des frères, puis avec le prince Hassan et d’autres membres de la maison royale en visite aux cérémonies officielles de la communauté scolaire – expriment la gratitude ininterrompue du jeune pays musulman dirigé par des rois qui se déclarent descendants de Mahomet, pour l’œuvre accomplie par le collège franciscain et toutes les autres écoles chrétiennes au profit de la jeunesse arabe d’Outre-Jourdain. «Nous sommes fiers de nos écoles chrétiennes en raison de la contribution irremplaçable qu’elles apportent au bien de notre société. Il n’y a jamais de problèmes avec elles. Elles sont toujours respectueuses des règles ministérielles concernant le nombre d’élèves par classe, les programmes scolaires, les livres de texte», confie, satisfait et reconnaissant Abd al-Majid al-Abbady, haut fonctionnaire du Département pour les écoles privées du Ministère de l’Éducation.
      Si, dans de nombreuses sociétés du Moyen-Orient, la présence active des chrétiens risque d’apparaître comme un corps étranger en lente mais inexorable extinction, la vitalité et l’enracinement social des écoles chrétiennes en Jordanie deviennent ipso facto un “cas” intéressant.
     
      Quelque chose de bon pour tous
      À Karak, 130 kilomètres au sud d’Amman, on voit se dresser de loin la silhouette du château des croisés dans un paysage désertique, privé de toute ressource sur et sous terre. De la forteresse où se déchaînait le prince sanguinaire Renaud de Châtillon, symbole funeste de la chrétienté en armes, ne reste qu’un tas de ruines. En revanche, la petite école du Patriarcat latin est pleine de vie et de voix d’enfants. Elle est restée exactement à l’endroit où l’a fondée, en 1876, don Alessandro Macagno, le mythique Abouna Skandar qui prêchait l’Évangile aux tribus de Bédouins chrétiens perdus au-delà du Jourdain, vivant comme eux sous la tente et transportant avec lui un autel portatif pour célébrer l’eucharistie. À cette époque, le gouverneur ottoman ne voulait pas lui donner l’autorisation de célébrer. Ce sont les habitants du lieu, chrétiens et musulmans ensemble, qui ont réussi à venir à bout des résistances du gouverneur. Les Bédouins musulmans, qui ne connaissaient que la brutale soif de prébendes et de pots-de-vin des fonctionnaires locaux de l’appareil civil ottoman, avaient compris eux aussi qu’ils ne pouvaient attendre que du bien de cet homme humble et pieux qui leur apprenait à lire et à écrire.
 

De la forteresse où se déchaînait le prince sanguinaire Renaud de Châtillon, symbole funeste de la chrétienté en armes, ne reste qu’un tas de ruines. En revanche, la petite école du Patriarcat latin est pleine de vie et de voix d’enfants. Elle est restée exactement à l’endroit où l’a fondée, en 1876, don Alessandro Macagno, le mythique Abouna Skandar qui prêchait l’Évangile aux tribus de Bédouins, transportant avec lui un autel portatif pour célébrer l’eucharistie

      Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les écoles fondées au-delà du Jourdain par les prêtres du Patriarcat latin de Jérusalem qui venait d’être érigé, furent les premières écoles ouvertes dans un monde clos et marginal, régi par les mesquines lois sociales du tribalisme. Enseigner aux ignorants est une œuvre de miséricorde spirituelle. Et l’enseignement offert à tous – chrétiens et musulmans, pauvres et riches, tribus du nord et tribus du sud – fut le passe-partout qui permit au témoignage apostolique de s’enraciner en terre aride, dans les zones rurales ou désertiques qui n’avaient jamais vu aucune initiative pastorale catholique. Aujourd’hui encore, à Karak comme à Salt, à Hoson comme à Ajlun, à Ader comme à Anjara, les bâtiments des écoles paroissiales forment un tout avec l’église et toute l’activité d’éducation se déroule sous la responsabilité dernière du curé de la paroisse locale.
      Du fait de leur très ancienne implantation dans le pays, les écoles catholiques de la Jordanie ont acquis depuis longtemps un plein droit de cité dans le pays. Quand fut créé le Royaume hachémite de Jordanie, le réseau scolaire du Patriarcat latin – auquel vinrent rapidement se joindre les grands collèges ouverts à Amman par des congrégations religieuses catholiques – représentait le seul système éducatif “autochtone” existant.
      Aujourd’hui, dans la Jordanie où sont en cours d’indéchiffrables processus socio-économiques nés, en partie, des conflits voisins, l’éducation est elle aussi devenue un business. La concurrence est de plus en plus asphyxiante. Dans les banlieues chic de la capitale poussent à la vitesse grand V de nouvelles écoles commerciales privées, dotées de noms ronflants et agressifs: Modern American School, Cambridge School, Islamic College, al-Shweifat School… Pour les professeurs et le staff des écoles catholiques, la qualité de l’enseignement qu’ils diffusent – but sans prétention de leur témoignage chrétien – devient la garantie de leur survie économique.
      Dans le village chrétien de Fuheis, dans l’entrée de l’école qui a été construite à côté de la paroisse dédiée au Cœur immaculé de Marie, un portrait de la Vierge accueille ceux qui entrent. Marie semble regarder, à côté d’elle, avec une maternelle curiosité, un tableau portant la liste, classe par classe, des élèves qui ont obtenu les meilleures notes aux contrôles de fin d’année. La surveillance permanente que, dans les écoles jordaniennes, les pouvoirs publics exercent sur le rendement scolaire de chaque élève peut apparaître, de l’extérieur, comme un syndrome d’efficience calqué sur des modèles importés de l’étranger. Une course frénétique aux bons résultats qui peut provoquer chez les étudiants un féroce esprit de compétition et des frustrations décourageantes. Mais ce n’est qu’en participant à ce jeu que les écoles chrétiennes peuvent prouver, aujourd’hui encore, le haut niveau de leur enseignement. Un ingrédient essentiel pour continuer à attirer les familles musulmanes. À la fin de chaque année, le Ministère de l’Éducation dresse la liste des dix meilleurs élèves dans les différentes disciplines et, chaque année, figurent à ce tableau d’honneur des élèves des écoles chrétiennes, ce qui, naturellement, donne lustre et réputation à l’école à laquelle ils appartiennent. À Fuheis, le nom de ces petits génies nationaux est même gravé, tous les ans, sur une plaque de marbre exposée, sans fausse modestie, comme une relique, à l’extérieur, près de la porte d’entrée de l’école.
     
      Adeste infideles
      Abouna Bachir passe en courant, soutane ondulante, dans les couloirs pleins de soleil de l’école paroissiale d’Ader. Il plaisante avec les enfants, montre les photos des excursions et le local où est installée l’école de couture, entrouvre la porte d’une classe où une maîtresse portant le voile a rassemblé des enfants musulmans pour la leçon de Coran. «Ils suivent leur cours de catéchisme…», dit en souriant le jeune curé. «Nous savons ici, depuis des siècles, que, pour ne pas nous disputer avec les musulmans, il vaut mieux ne pas parler de doctrine et de religion. Les parents musulmans tiennent à envoyer leurs enfants dans nos écoles. Ils savent qu’ils trouvent là un milieu différent où leurs enfants grandissent comme il faut et où personne ne veut rien imposer à personne». Une vieille habitude que tout le monde ne comprend pas: «Il y a longtemps», ajoute le curé, «un missionnaire protestant américain voulait savoir combien de musulmans j’avais baptisés durant l’année. Je lui ai dit que mon problème n’était pas de convertir les musulmans. Il m’a alors demandé quels étaient mes problèmes. Je lui ai répondu que j’espérais aider les chrétiens à être contents d’être chrétiens. Point, c’est tout».
 
La paroisse du Christ-Roi à Misdar, dans le centre d’Amman
      Les statistiques les plus récentes révèlent que, durant l’année scolaire 2005-2006, presque la moitié des vingt-trois mille élèves des écoles catholiques en Jordanie appartenaient à des familles musulmanes. Plus d’un quart du personnel – presque mille neuf cents personnes entre les enseignants et les autres employés – des écoles chrétiennes était lui aussi disciple du Prophète. La règle tacite qui demande d’éviter toute controverse religieuse est pour les écoles une donnée désormais inscrite dans leur ADN, l’héritage de siècles de coexistence, difficile, peut-être, mais ininterrompue, entre les tribus musulmanes et les tribus chrétiennes d’Outre-Jourdain. Mais on ne cherche pas, pour éviter tout conflit confessionnel, à créer des milieux religieusement “stérilisés”. On s’en remet plutôt à des habitudes pratiques, fruit de décennies d’expérience, dictées par le bon sens chrétien: mise au ban de tout prosélytisme, direct ou détourné, enseignement religieux séparé pour les chrétiens et les musulmans, prières communes dans lesquelles tous les élèves peuvent invoquer la miséricorde d’Allah, Seigneur de tous les hommes. Un dispositif de discrétion et de délicatesse étudié pour favoriser la coexistence quotidienne, pour désamorcer tous les soupçons qui peuvent naître dans la vie ordinaire, dans l’espoir de diffuser des antidotes à l’intolérance dans les salles de classe mais aussi à l’extérieur. «Nous avons pour devise: amis à l’école, amis dans la société», dit avec hardiesse Abouna Rifat Bader, qui a créé sur Internet un site, très fréquenté, d’informations en arabe sur la vie de l’Église (www.abouna.org) et qui est responsable de l’école de Wassieh, la plus jeune des écoles du Patriarcat latin. «Si un élève a fait ses études chez nous et qu’il a été content, il est peu probable qu’il aille dire du mal des chrétiens autour de lui». Un pari que viennent confirmer les nombreux petits miracles qu’il voit se produire quotidiennement dans les salles de classe, dans la cour et dans les couloirs de sa belle école, laquelle est sortie de terre dans le désert, il y a six ans, durant l’année du Jubilé. Pendant qu’il parle, le chœur de l’école répète le spectacle de Noël, révisant les scènes, les comptines et les chants de Noël en arabe, en anglais, en italien. Les enfants font aussi allusion à l’histoire d’un enfant né, il y a deux mille ans, par une nuit froide, dans une mangeoire, non loin d’ici. Les petits choristes sont une trentaine. Presque la moitié d’entre eux sont musulmans.
     
      L’hymne de frère Émile
      Dans l’entrée du prestigieux “De La Salle” College des Frères des Écoles chrétiennes, le portrait de Benoît XVI trône entouré de ceux du roi Hussein et du roi Abdullah. Frère Émile, le créatif directeur du collège, a même mis en musique un hymne à l’honneur du monarque hachémite. Le religieux d’origine libanaise exalte les effets stimulants que, selon lui, la coexistence entre chrétiens et musulmans produit, entre autres du point de vue éducatif («frottez votre cerveau à celui d’un autre et la flamme jaillira». Et il explique aussi sans réticence sa profonde déférence pour les autorités civiles: «Nous menons une vie tranquille parce que le roi, la famille royale et aussi le gouvernement sont avec nous. L’ancien premier ministre et beaucoup de ministres ont été nos élèves. L’actuel premier ministre a mis ses enfants dans notre école. Tant qu’il y a le roi, nous n’avons pas peur». Sœur Émilie énumère elle aussi les noms des princesses Alia, Aisha et Zayn, filles du roi Hussein, qui ont grandi sur les bancs de l’école des sœurs du Rosaire qu’elle dirige aujourd’hui. Elle vit, sans regrets ni protestations, sa vocation chrétienne qu’elle a mise au service des jeunes musulmanes de Jordanie. Elle étale avec satisfaction les articles et les photos qui racontent ou montrent la présence des membres de la famille royale et des plus hautes autorités du pays aux graduation days de l’école. Et elle hoche la tête en pensant à ces occidentaux bornés qui ne voient pas les facteurs en jeu dans le délicat rapport entre majorité islamique et minorités chrétiennes arabes au Moyen-Orient. «Les problèmes», dit-elle, «nous sont venus de l’extérieur. Et, de toute façon, la maison royale sait comment les affronter au mieux».
      La bienveillance fortuite et providentielle des hachémites à l’égard de toutes les écoles chrétiennes du Royaume ne s’exprime pas seulement dans la généreuse disponibilité de la famille royale à assister aux inaugurations et aux galas de fin d’année. Lorsque, à partir du milieu des années Soixante-dix, les Frères musulmans – qui, en Jordanie, ont toujours joui d’une totale liberté d’action –, voyant dans l’éducation un instrument pour l’islamisation militante de la société, ont cherché à conquérir l’hégémonie dans ce domaine, la maison royale n’a pas hésité à jouer son rôle et à rétablir l’équilibre par des mesures concrètes. Ainsi, à la fin des années Quatre-vingt-dix, quand, dans les universités, les professeurs liés aux Frères musulmans choisirent à dessein comme date pour les examens le 25 décembre, le roi Abdullah répondit immédiatement aux protestations des chrétiens en transformant Noël et le Jour de l’An en jours fériés pour tout le pays. Dans le calendrier hebdomadaire, les activités des écoles chrétiennes sont suspendues le vendredi et le dimanche et chaque école a droit à un jour de fête pour célébrer son saint patron.
      L’autre face de cette grande prédilection royale est la soumission absolue des écoles chrétiennes aux programmes scolaires ministériels. Jadoun Salameh, professeur d’arabe dans les écoles chrétiennes depuis 28 ans, est l’image vivante de ce respect tranquille des consignes données. Il a enseigné toute sa vie et sans problèmes une matière essentielle pour toutes les sections scolaires, matière fondée en grande partie sur le Coran et sur les écrits des prophètes, les racines religieuses de la civilisation islamique, dans laquelle il est plongé en même temps que tous les chrétiens arabes. La familiarité respectueuse qu’il a acquise avec les écrits sacrés et les conceptions religieuses musulmanes («il y en avait qui avaient du mal à croire que j’étais chrétien») l’ont aidé à y voir clair dans la complexe partie d’échecs qui se joue encore autour de l’inspiration coranique des livres et des programmes scolaires.
 
Laboratoire de sciences du Terre Sainte College
      La stratégie des Frères musulmans concernant les écoles connut son apogée lorsque, entre 1989 et 1990, même si ce n’était que pour quelques mois, les militants du “réveil” islamique en Jordanie obtinrent le contrôle du Ministère de l’Éducation. L’introduction de doses massives de Coran dans les textes scolaires, l’exaltation de la “conquête islamique” dont on rebattait les oreilles des élèves ainsi que les nombreux appels au djihad contre les mécréants, éléments correspondant tous à la propagande islamiste, remontaient en fait à un temps déjà ancien. Mais ces dernières années, depuis l’accord de paix avec Israël (1994) et plus encore après le 11 septembre, la dérive islamiste des programmes scolaires semble avoir subi un coup d’arrêt. Un revirement ouvertement inspiré par la maison royale.
      En novembre 2004, un an avant les attentats dans la capitale jordanienne, le roi Abdullah avait lancé le fameux “Message d’Amman” dans le but «d’éclaircir pour le monde ce qu’est et ce que n’est pas l’islam». Une initiative par laquelle la dynastie hachémite visait à réaffirmer sa fonction d’interprète et de garant de la «juste compréhension» de la foi islamique. Celle-ci était présentée comme «un message de fraternité et d’humanité qui soutient ce qui est bon, interdit ce qui est erroné et accepte les autres en honorant chaque être humain». L’application de ces indications dans le domaine scolaire entraîna la disparition progressive, dans les livres de texte, des poésies, de la propagande historique et des citations coraniques que les fondamentalistes risquaient d’exploiter à leur fins. «Maintenant», raconte Jadoun Salameh, «on ne trouve plus dans les livres que des versets coraniques conciliants, dans lesquels on exalte la beauté de la création et de la coexistence pacifique entre les peuples. Aucune trace de guerre sainte, aucun appel à soumettre à l’islam les mécréants…».
     
      Une aide discrète
      Si, dans les écoles chrétiennes, la coexistence effective entre chrétiens et musulmans est une pratique ancienne rôdée par des siècles de vie commune, dans la vie quotidienne du Royaume, de telles expériences risquent d’apparaître toujours plus comme des îlots de bonheur, des enclaves résiduelles d’un passé qu’il n’y a plus qu’à regretter. On sait bien – il n’est même pas besoin de le dire – que là aussi, ces dernières décennies, il y a eu des gens pour empoisonner progressivement les sources de relative tolérance qui arrosaient une coexistence plus que millénaire. Rien n’est plus comme avant. Les anciens rites d’“accoutumance” réciproque qui réglaient les rapports entre les tribus chrétiennes et musulmanes au-delà du Jourdain se sont affaiblis. Les élèves des écoles chrétiennes eux-mêmes, subissent, lorsqu’ils passent à l’Université d’État, l’assaut et les intimidations de professeurs et de collègues zélés, blindés dans leurs certitudes, qui se sentent appelés à endoctriner les “pauvres sots”, enfants de la nation jordanienne, qui croient vraiment que Jésus est le fils de Dieu. L’activisme islamiste, le militantisme religieux qui envahit la vie publique, deviennent pour beaucoup d’entre eux un harcèlement spirituel asphyxiant.
 

Les écoles catholiques exercent ainsi leur mission la plus intime et la moins visible. Il s’agit pour elles de rendre faciles, sereins, sans complexe, les premiers pas dans la vie sociale de nombreux enfants et adolescents chrétiens. Sans construire de fortins de défense

      C’est précisément pour répondre à cette évolution que les écoles catholiques exercent, et elles en ont conscience, leur mission la plus intime et la moins visible. Il s’agit pour elles de rendre faciles, sereins, sans complexe, les premiers pas dans la vie sociale de nombreux enfants et adolescents chrétiens. Sans construire de fortins de défense, dans une atmosphère ouverte, en les faisant grandir côte à côte avec les musulmans de leur âge. En leur permettant de jouir, sans même qu’ils s’en aperçoivent, des fruits de la constante gratuité que la charité chrétienne fait briller dans le domaine ordinaire des occupations les plus habituelles. Avant que n’arrivent les difficultés et les temps de l’épreuve.
      Pour le père Hanna Kildani, responsable des écoles du Patriarcat latin d’Outre-Jourdain, tout cela veut dire aussi combattre quotidiennement avec des comptes en rouge, toujours plus en rouge. Parmi les conséquences économiques de la situation chaotique du Moyen-Orient figure aussi la diminution des salaires de la classe moyenne, à laquelle appartenait une bonne partie des familles chrétiennes qui considéraient les écoles du Patriarcat comme “ses” écoles. Ils sont toujours plus nombreux à demander l’exemption partielle ou totale du paiement des frais de scolarité, déjà largement insuffisants pour couvrir les coûts de la gestion ordinaire. Le généreux soutien économique assuré par les Chevaliers du Saint Sépulcre dispersés dans le monde entier ne réussit pas à boucher les trous du budget. «Le déficit annuel des écoles patriarcales augmente de façon vertigineuse. Il a atteint pour la seule Jordanie deux millions de dollars. Mais pour notre patriarche Michel Sabbah, pourvoir à l’éducation des jeunes de toutes les confessions chrétiennes est une priorité absolue en soi mais également si l’on veut freiner l’émigration des chrétiens de cette terre. «Nous voulons éviter par tous les moyens que les familles chrétiennes abandonnent nos écoles parce qu’elles n’on pas assez d’argent», explique Nader Twal, responsable de la communication pour le Département de l’éducation du Patriarcat latin. Il y a des parents qui en profitent. D’autres font ce qu’ils peuvent et reviennent éventuellement à la vieille méthode du paiement en nature à base d’onces d’huile d’olive. Mais le père Hanna et ses collaborateurs abordent la crise sans trop dramatiser. Comme leurs ancêtres, habitués à la vie précaire des tentes bédouines, ils savent bien que les choses finissent par s’arranger. Si Allah le veut.


 

 

Inscriptions en hausse, comptes en rouge
Radiographie d’une situation

par Gianni Valente
 

      Les chiffres d’un phénomène. Il y a 93 instituts d’éducation chrétiens en Jordanie, dont 44 écoles maternelles et 49 écoles, sur lesquelles 44 sont catholiques: 24 écoles du Patriarcat latin de Jérusalem (qui étend sa juridiction sur Israël, la Palestine et la Jordanie), 10 du Patriarcat melkite, une des Arméniens catholiques, 8 dirigées et gérées par des congrégations religieuses latines (Franciscains, Lassaliens, Sœurs de Saint Joseph et Sœurs du Rosaire – la congrégation féminine née en Palestine qui gère 5 instituts d’enseignement). L’école la plus ancienne de Jordanie est celle de Salt, fondée en 1869 par le prêtre du Patriarcat latin Jean Morétain dans une cabane abandonnée. La plus récente est l’école secondaire inaugurée en 2000 à Wassieh, dans le sud, la région la plus pauvre du pays: 36 salles de classe, des laboratoires, des lieux de rencontre, un théâtre, des salles de gymnastique.
      Durant l’année 2005-2006, les écoles catholiques ont été fréquentées par 23 670 élèves dont 12 502 sont chrétiens (52% du total) et 11 168 musulmans. En ce qui concerne le personnel enseignant et administratif, selon la dernière donnée disponible, relative à l’année 2002, il était constitué pour l’ensemble des écoles chrétiennes de 1842 membres, dont 1280 chrétiens et 562 musulmans, auxquels il faut ajouter les prêtres, les sœurs et les religieux. La direction de chaque institut est totalement libre de choisir et d’engager le personnel qu’elle veut, si sont remplies les conditions professionnelles requises par les différentes charges.
      Si l’on concentre son attention sur le Patriarcat latin, on voit apparaître une donnée emblématique: des 58 instituts d’éducation patriarcaux – écoles et maternelles – il y en a 40 en Jordanie (13 en Palestine et 5 en Israël).
      Et si l’on étend son regard à tout le Moyen-Orient et à l’Afrique du Nord, la comparaison avec les autres pays arabes réserve elle aussi des surprises. Par rapport au nombre d’instituts d’éducation chrétiens en Jordanie (93), seuls le Liban (341) et l’Égypte (130) dépassent la Jordanie. Mais il s’agit de pays habités par des communautés chrétiennes autochtones, composées de millions de fidèles. En Jordanie, les personnes baptisées ne sont pas plus de 120 000 et représentent moins de 4% de la population nationale.
      La population scolaire des écoles catholiques jordaniennes (données de 2006) semble à peu près également répartie entre garçons (11 944) et filles (11 726). Si l’on considère les tranches d’âge, la majorité des élèves (12 537) est concentrée dans les 6 premières années d’étude (correspondant aux années d’école primaire) sur un cycle qui en comprend 14. 5911 élèves fréquentent les classes du cycle intermédiaire (de la septième à la dixième classe), tandis que 2249 élèves suivent les deux cours biennaux finaux avant l’examen final (tawjihi), qui fonctionne aussi comme examen d’entrée aux facultés à numerus clausus des universités. Une moyenne de 90% des élèves des écoles catholiques sont habilités à passer à l’université.
     
      Vocations sur les bancs. Dans les écoles jordaniennes naît encore une partie consistante des vocations sacerdotales des Églises de Terre Sainte. Actuellement, à Beit Jala, 38 des 51 élèves du petit séminaire du Patriarcat latin de Jérusalem viennent de Jordanie. 28 d’entre eux ont fréquenté des écoles catholiques et 10 des écoles publiques. Au grand séminaire, sur les 23 séminaristes actuels, il y en 16 de nationalité jordanienne. Parmi ceux-ci, douze ont fréquenté des écoles catholiques du royaume hachémite.
     
      Rapports avec le gouvernement. Un accord entre le Ministère de l’Éducation et le Secrétariat général pour les instituts d’éducation chrétiens en Jordanie a établi comme jours fériés, pour toutes les écoles chrétiennes, les solennités de Noël, de l’Épiphanie, de Pâques et de l’Ascension. Les écoles chrétiennes, comme les autres écoles privées (les écoles islamiques comprises), ne reçoivent aucun soutien économique direct du gouvernement. La possibilité d’introduire l’enseignement de la religion chrétienne dans les écoles d’État, reconnue en principe par le gouvernement depuis 1996, n’a pas encore été réalisée concrètement sur le plan technique et administratif.
     
      Effets collatéraux. Le chaos irakien et la crise chronique entre Israël et la Palestine mettent en difficulté aussi les écoles chrétiennes en Jordanie. Le coût de l’essence (elle arrivait auparavant quasiment gratis de l’Irak) qui a triplé dans la seule année dernière et la hausse en flèche du prix de l’immobilier (déstabilisé par les massifs investissements financiers détournés en Jordanie par l’élite irakienne) ne sont que quelques-uns des facteurs qui causent l’érosion progressive et inexorable de la classe moyenne des employés, clients traditionnels des instituts d’éducation chrétiens. Les frais de scolarité annuels des écoles du Patriarcat latin, qui sont les plus bas, oscillent entre 150 et 200 dinars, soit la moitié du coût réel de chaque élève. Mais la catégorie des familles qui ne réussissent même pas à payer ce prix partiel grandit très rapidement. Le déficit croissant des écoles jordaniennes (2 millions de dollars pour 2006) constitue la moitié de l’ensemble du “rouge” accumulé par les écoles patriarcales. Un trou bouché tous les ans grâce à l’aide des Chevaliers du Saint Sépulcre et d’autres amis donateurs comme l’Holy Land Ecumenical Foundation, le Cambridge Nazareth Trust et le cardinal Carlo Maria Martini qui, en 2003, avait créé un réseau de solidarité capable de faire affluer dans les caisses des institutions scolaires patriarcales 64 000 dollars.
      Malgré les difficultés, le Secrétariat pour les instituts d’éducation chrétiens en Jordanie a réussi, ces dix dernières années, à fournir une couverture médicale à son personnel.

 

 

Interview de Khalid Tuqan, ministre jordanien de l’Éducation et de la Recherche scientifique
Les heureux souvenirs d’un ancien élève

Interview de Khalid Tuqan par Gianni Valente
 

      Khalid Tuqan, 52 ans, trois enfants, est un ingénieur du nucléaire très apprécié . Depuis l’an 2000 – cas inhabituel de longévité politique dans la vie mouvementée des ministères du gouvernement jordanien – il est à la tête du Ministère national de l’Éducation. En 2005 ont été aussi confiés à sa compétence l’enseignement supérieur et la recherche scientifique. Dans son prestigieux curriculum (il est aussi président de la Commission jordanienne pour l’énergie nucléaire), figurent des doctorats et des spécialisations scientifiques accomplis dans des universités américaines de renom. Mais son brillant itinéraire humain et professionnel est parti de son expérience des écoles chrétiennes de Jordanie. Lui qui, selon des indiscrétions, s’intéresse au soufisme, a fréquenté lui aussi dans son adolescence le “Terre Sainte” College des pères franciscains.
     
 

Le ministre jordanien de l’Éducation, Khalid Tuqan, avec le père Rachid Mistrih, directeur du Terre Sainte College
      Ainsi donc, vous qui gouvernez aujourd’hui comme ministre de l’Éducation toutes les écoles du Royaume, vous êtes vous aussi un ancien élève des écoles chrétiennes de Jordanie…
      KHALID TUQAN: Le “Terre Sainte” College est une institution scolaire de grande valeur qui a le mérite, dans son enseignement, de suivre l’évolution du temps. C’était l’une des écoles jordaniennes les plus sérieuses, les plus estimées, correspondant à tous les critères internationaux. Mais ses traditions d’éducation sont aussi enracinées dans les valeurs qui sont à la base de notre société, de sa tradition et de sa culture. C’est un modèle de respect de la discipline et de la législation sur l’éducation. Son staff de direction et d’éducation est de très haut niveau et tient à ce que les élèves aient d’excellents résultats.
      Les rapports entre les élèves sont fondés sur l’amitié, l’affection et le respect, et le souvenir de ce climat est encore présent dans mon esprit. Les relations entre les professeurs et les élèves étaient fondées sur la confiance, sur le respect réciproque et sur la responsabilité commune. Les professeurs exhortaient toujours les élèves à respecter la bonne éducation, les valeurs nobles et morales et à chercher à avoir d’excellents résultats scolaires.
      Cette école occupe aujourd’hui encore une place spéciale dans ma mémoire et j’en garde de très beaux souvenirs.
      Que pensez-vous du rôle joué par les écoles chrétiennes dans la société jordanienne?
      TUQAN: Les écoles chrétiennes sont une composante essentielle des écoles privées de notre pays. Elles sont pleinement intégrées dans la philosophie de l’éducation jordanienne, avec juste quelques éléments originaux en matière d’éducation religieuse. Le programme d’éducation jordanien est le point de référence obligatoire pour toutes les écoles du Royaume hachémite de Jordanie mais certains instituts peuvent, s’ils le souhaitent, enrichir ce programme en ajoutant des livres complémentaires de support. Les textes utilisés sont établis et autorisés par le Conseil pour l’éducation et l’enseignement et leur prix est le même pour les écoles chrétiennes et pour les autres écoles jordaniennes. Les écoles chrétiennes sont parmi les plus respectueuses, ordonnées et disciplinées et elles apportent une contribution très positive au bien de la société. Ces écoles ont non seulement la responsabilité d’éduquer les élèves et de prendre en charge leur enseignement, mais elles assurent une éducation sociale moderne, ancrée dans les valeurs du bien et de l’amour, selon le message du Christ – que la paix soit avec Lui – et de tous les prophètes de l’humanité.
      D’une façon plus générale, que pensez-vous de la situation des minorités chrétiennes en Jordanie?
      TUQAN: Les chrétiens d’ici sont les enfants de la Jordanie et partagent, comme tous les Jordaniens, les responsabilités communes aux citoyens. À travers la richesse de l’éducation reçue, ils ont grandi en assimilant l’identité et la tradition de cette patrie, auxquelles ils sont orgueilleusement attachés. Le fait d’être une minorité ne diminue pas les droits que la Constitution leur garantit à eux comme à tous leurs concitoyens.
      Comme vous le savez déjà, la religion chrétienne suppose un regard ouvert à la transcendance, une âme noble, le pardon et le respect réciproque, et cela se reflète dans l’esprit et dans la pratique des communautés éducatives des écoles chrétiennes, chez les professeurs comme chez les élèves. On insiste sur les points communs entre la religion musulmane et le christianisme et cela assure la coexistence dans la paix, l’amour et la fraternité.
      L’histoire de l’islam est riche d’exemples qui, dans les siècles, témoignent d’une recherche de la rencontre, de la paix et de la collaboration. Quand il y a des questions à éclaircir, on les discute à travers le dialogue et l’échange d’idées, de façon civile, sans fermeture, dans le respect réciproque des convictions de l’autre et dans le souci partagé du bien de la patrie.
      Les chrétiens d’Orient vivent depuis toujours avec les peuples de la région, jouissant de leurs droits religieux et civils. Ils sont les enfants de cette partie du monde, ils y sont nés, ils partagent les problèmes et soutiennent les causes communes de leurs pays respectifs.
      Beaucoup de parents musulmans préfèrent mettre leurs enfants dans les écoles chrétiennes. Pourquoi?
      TUQAN: D’habitude, quand les parents veulent inscrire leurs enfants dans les écoles et peuvent choisir entre différents établissements, ils prennent en considération le niveau scolaire de l’école et les services éducatifs qu’elle est en mesure d’offrir. Il est connu que les écoles chrétiennes ont en Jordanie bonne réputation et assurent un haut niveau d’enseignement. Cela se traduit par une forte demande d’inscriptions, indépendamment des considérations religieuses, car ce qui compte le plus dans ce choix, c’est l’aspect éducatif.
      Pour les parents musulmans, le fait de mettre leurs enfants dans les écoles chrétiennes est lié à la bonne réputation de ces écoles et à la confiance dont elles jouissent dans toutes les familles. Pour les parents chrétiens, en plus de ces considérations, il y a peut-être un autre facteur déterminant qui est celui de l’éducation religieuse qui est délivrée dans les écoles chrétiennes. Ces parents tiennent beaucoup à une éducation traditionnelle qui transmette l’observance des pratiques et l’obéissance aux enseignements, parce qu’ils souhaitent que leurs enfants soient des croyants.

 

 

Interview de l’évêque Salim Sayegh
Éloge du travail bien fait

Interview de Salim Sayegh par Gianni Valente
 

      «De ce côté-ci, le Seigneur comprend l’arabe et même il le parle». Pour Salim Sayegh, vicaire patriarcal du Patriarcat latin pour la Jordanie, les écoles chrétiennes du pays sont la preuve que les œuvres bonnes peuvent être bien accueillies dans tous les contextes, sans qu’il soit besoin d’élever des murs de défense. À ses yeux, il n’y a derrière leur succès aucun secret particulier. «Évidemment», dit-il, avec un clin d’œil, «si elles sont si appréciées, c’est qu’elles font du bon travail».
     
 

L’évêque Salim Sayegh pendant une cérémonie à Wadi Karrar, dans le lieu où, selon les archéologues jordaniens, Jésus fut baptisé
      Les écoles chrétiennes d’Outre-Jourdain sont un morceau fondamental de l’histoire du pays…
      SALIM SAYEGH: Le Patriarcat latin a été un pionnier dans le domaine de l’enseignement en Jordanie. Depuis le temps des Turcs, la première chose que faisaient les prêtres du Patriarcat latin partout où ils arrivaient, c’était l’école. Enseigner aux gens à lire et à écrire. Maintenant la situation est différente. Le Ministère de l’Éducation est bien organisé, il y a des écoles dans toute la Jordanie et, parmi elles, beaucoup d’écoles privées qui fonctionnent à merveille.
      Et dans ce nouveau contexte, quelle est la mission spécifique des écoles chrétiennes?
      SAYEGH: D’abord, elles peuvent aider les gens, musulmans comme chrétiens, à ne pas s’enfermer dans des ghettos. Pour les chrétiens et les musulmans, c’est une richesse de pouvoir vivre ensemble les années de l’école primaire, puis aussi celles du secondaire. Le fait de se mêler ainsi est bon pour la vie sociale.
      C’est tout?
      SAYEGH: Les écoles sont le moyen le plus important que nous avons à notre disposition pour éduquer nos enfants à la foi chrétienne, pour les introduire dans la vie paroissiale et dans la vie liturgique. Aujourd’hui encore, beaucoup des séminaristes de Beit Jala [le séminaire patriarcal] ont fréquenté dans leur enfance et adolescence les écoles catholiques de Jordanie.
      Les écoles chrétiennes ont toujours joui de la faveur de la monarchie hachémite. Pourraient-elles souffrir d’un changement d’assise politique du pays?
      SAYEGH: Je ne crois pas. Nous vivons en Orient et l’Orient est traditionaliste. Avoir nos écoles rentre, pour ainsi dire, dans les droits acquis, droits que personne n’aurait l’idée de contester. Même quand les ministres étaient liés aux Frères musulmans, ils n’ont pas accepté de mettre en question le rôle reconnu des écoles chrétiennes. Et puis, disons la vérité: la Jordanie est un pays pauvre et quand les écoles chrétiennes prennent la responsabilité d’instruire et d’éduquer plus de 20 000 élèves pour lesquels l’État ne débourse pas un dinar, c’est un soulagement pour le gouvernement.
      Il y a de nombreuses années, vous avez dit qu’en Jordanie les Frères musulmans eux-mêmes n’étaient pas un danger. Le pensez-vous toujours?
      SAYEGH: Les Frères musulmans n’ont jamais eu recours à la violence en Jordanie. Il y a beaucoup de gens qui sont considérés comme des fondamentalistes mais, en fait, ce sont de braves gens qui ne veulent rien d’autre que vivre leur foi. Nous en connaissons beaucoup et nous sommes très amis avec certains d’entre eux. Nous nous faisons des visites réciproques, chacun respecte l’autre et il n’y a aucun problème. Et puis, parmi eux, il y en a qui sont arrivistes, qui cherchent à se faire une position, mais nous, cela ne nous intéresse pas. Enfin, parmi les plus frustes et ignorants, il y a parfois des gens agressifs. Cela arrive. C’est normal. Ce sont les choses de la vie. Mais les comportements de méchanceté et d’hostilité à l’égard des chrétiens ne sont pas la règle. Ce sont des exceptions. Et pour cela, il existe des prisons: elles sont faites pour les gens méchants qui ne veulent pas respecter la loi.
      En Europe, beaucoup de gens soutiennent qu’il faut répondre avec fermeté au réveil islamique. Et exiger la réciprocité.
      SAYEGH: Il faut être objectif. Ici, nous, les arabes chrétiens, nous sommes la minorité. Ici le “boss” est musulman. Quand les musulmans vont en Europe, ils trouvent d’autres boss. Mais dans notre pays le boss a arrangé les choses de façon très équilibrée. Je vous cite un exemple qui serait impensable en Europe: ici, en Jordanie, la loi veut que, sur cent vingt sièges du Parlement, neuf soient assignés aux chrétiens, d’autres reviennent aux Circassiens, aux Bédouins et à d’autres minorités, de sorte que les droits de tous soient garantis.
      Vous être en train de peindre un tableau idyllique.
      SAYEGH: Les problèmes naissent des mariages entre chrétiens et musulmans. Là, la religion entre en jeu. Si une chrétienne se marie avec un musulman et ne se convertit pas à l’islam, elle n’a pas droit à l’héritage et ne peut éduquer ses enfants comme elle le veut. De plus, si son mari meurt, elle ne peut garder les enfants. Mais ça, c’est la loi, laquelle favorise toujours le conjoint musulman. C’est pourquoi nous ne donnons jamais de dispense pour des mariages mixtes de ce genre.
      En attendant, à vos frontières, le Moyen-Orient est en flammes. Et pour beaucoup de gens, en Occident, c’est l’islam qui en porte la faute.
      SAYEGH: L’Occident n’a jamais compris ce qu’est l’islam et ce que sont les musulmans. Sinon, ils auraient agi différemment sur la question palestinienne qui traîne depuis presque un siècle. Ils auraient agi différemment sur la question irakienne. Et quand on veut écraser les gens de son mépris, comme cela s’est produit en Irak ou en Palestine, voilà ce qui arrive.
 

 

 

Écoles catholiques en Jordanie
La stratégie de la discrétion

La discrétion et l’adaptation aux changements de la situation politique ont été dès les temps apostoliques la caractéristique des chrétiens dans les terres d’au-delà du Jourdain. Une attitude accommodante qui a bien fonctionné jusqu’à aujourd’hui. Mais maintenant…

par Gianni Valente

Liturgie de suffrage dans l’église orthodoxe d’Amman pour les 57 victimes des attentats qui ont frappé la capitale jordanienne en novembre 2005
      Dans l’entrée de l’école d’Anjara, au nord de la Jordanie, une peinture murale naïve représente Marie et Joseph tenant par la main l’enfant Jésus devant leur maison, en Galilée. Une inscription en arabe rapporte les paroles de l’Évangile de saint Luc, après que la Vierge a reproché à son fils de s’être éloigné sans rien dire: «Il redescendit alors avec eux et revint à Nazareth; il leur était soumis». Une mansuétude filiale offerte en exemple, sans trop de détours, aux élèves turbulents qui s’ébattent bruyamment dans les cours. Mais aussi une image de la souple docilité devant les circonstances historiques et la succession des pouvoirs mondains, laquelle transparaît dans toute l’histoire du christianisme en Jordanie.
      Aujourd’hui, dans le Royaume hachémite, il n’y a que quelques dizaines de milliers de baptisés. Mais dans les terres d’Outre-Jourdain où Jésus reçut le baptême, la foi chrétienne n’a jamais été étrangère. Jésus arriva lui-même à Gadara, dont les ruines se trouvent près de l’actuelle Umm Qays et il y guérit, selon l’évangile de Matthieu, deux possédés du démon. Saint Paul, quant à lui, allait par la suite, comme l’atteste l’Épître aux Galates, traverser le pays lors de son voyage en Arabie. Dans une grotte découverte à Ader, dans la propriété de la paroisse locale de Saint-Joseph, des croix peintes sur les parois montrent, au dire des spécialistes du Studium biblicum franciscanum, que cette petite grotte était déjà au Ier siècle un lieu de rencontre pour les chrétiens. Mais ce sont surtout les ruines d’innombrables églises du IVe et du Ve siècle, dispersées dans toute la Jordanie qui attestent qu’à cette époque le christianisme jordanien était florissant dans les centres urbains hellénisés.
      Durant cette période, des évêques de cités comme Philadelphia (l’actuelle Amman), Esbus et Aila (l’actuelle Akaba) prennent part au Concile de Nicée. La foi en Jésus atteint aussi ce qui reste de l’ancien peuple des Nabatéens, dont l’ancienne capitale Petra aura sa cathédrale en 447. En dehors des centres urbains, des tribus arabes, nomades et semi-nomades, du désert deviennent elles aussi chrétiennes. Dans la première moitié du VIIe siècle, quand les incursions des cavaliers arabes donnent le départ de la conquête islamique, certains de ces clans tribaux nouent des alliances avec ces envahisseurs de même sang qu’eux, et s’assurent leur protection en payant des tributs. La tribu encore influente aujourd’hui d’al-Azeizat (“les renforts”) combat en particulier au côté des milices du Prophète, ce qui lui vaut son nom et le respect durable des nouveaux dominateurs. Dans les siècles suivants, alors que les villes hellénisantes se dépeuplent et déclinent, une très faible présence chrétienne subsiste pendant des siècles, dans les territoires d’Outre-Jourdain, grâce à ces tribus marginales, dans une région devenue elle aussi marginale après le transfert du calife à Bagdad. L’installation artificielle et éphémère des principautés croisées d’Outre-Jourdain ne modifie pas la situation. Ce n’est qu’avec l’arrivée des Ottomans que revient dans la région un semblant d’administration politique et territoriale qui met les minorités religieuses dans une situation de subordination mais leur permet de conserver leurs particularités. Les chrétiens de Transjordanie – le recensement en compte moins de trois mille sous le règne de Soliman II – sont presque tous soumis à la juridiction du patriarche grec-orthodoxe de Jérusalem, mais celui-ci ne leur apporte aucun soin pastoral. Dans l’anarchie qui continue à marquer la vie de la région, les tribus conservent le faible lien qui les rattache au christianisme, essentiellement pour marquer leur différence avec les autres clans tribaux de foi islamique. «Les Bédoins chrétiens de Jordanie, non moins belliqueux que leurs voisins musulmans, sauront s’en faire respecter. Quant aux tribus trop vulnérables, il leur est loisible de se mettre, en acquittant une redevance, sous la protection de tribus musulmanes plus puissantes» (J.P. Valognes, Vie et mort des chrétiens d’Orient, Fayard, Paris 1994, p. 618).
     
 

Pour construire églises et écoles, l’amitié avec les cheiks locaux et aussi avec les hauts fonctionnaires turcs devait s’acheter avec quelques cadeaux. Toute l’habileté consistait seulement à maintenir cette générosité dans des limites raisonnables

      Les sacro-saints dessous-de tables
      Au milieu du XIXe siècle, les Églises chrétiennes de Palestine – latines, grecques-catholiques, anglicanes – passent avec l’assentiment de la Sublime Porte de l’autre côté du Jourdain, à la recherche de fidèles autochtones. Le Patriarcat de Jérusalem se révèle rapidement être la réalité pastorale la plus dynamique. Grâce surtout à la fondation des premières écoles, des missionnaires pieux et dégourdis, à la longue barbe broussailleuse – il y a parmi eux Jean Morétain, Giuseppe Gatti, Alessandro Macagno –, vivent une aventure apostolique unique et exaltante au milieu d’hommes politiques corrompus, du tribalisme barbare et du fanatisme religieux, dans un milieu clos et primitif. «En disant le Dominus vobiscum et en prêchant à mes paroissiens, je voyais en bas plus de cornes et de têtes d’animaux que de fidèles», raconte le père Morétain en décrivant sa première messe célébrée à Salt, dans une maison de chrétiens qui servait aussi d’étable. Pour construire des églises, des écoles et autres bâtiments, il faut souvent pactiser avec la corruption et la rapacité des autorités turques de la région. «Selon les us et les coutumes les mieux établis», écrit Pierre Médebielle dans son histoire de la mission de Salt, «l’amitié indispensable avec les cheiks locaux et aussi avec les hauts fonctionnaires turcs devait s’acheter par quelques cadeaux. Toute l’habileté consistait seulement à maintenir cette générosité dans des limites raisonnables».
      Déjà à cette époque, l’imperméabilité religieuse est, dans les relations avec les musulmans, une règle absolue commune aux deux parties. Médebielle, toujours, raconte l’histoire d’un chrétien qui, en 1882, décapita de ses mains sa fille parce qu’elle s’était donnée à un musulman. Mais, l’interdiction de chercher à convertir mise à part, la vie commune se déroule d’habitude tranquillement, et connaît même des moments d’affabilité réciproque. Ainsi, par exemple, un cheik de Karak écrit au patriarche de Jérusalem pour lui demander d’envoyer un prêtre qui puisse s’occuper de ses concitoyens chrétiens. La fragile pax chrétienne est interrompue ici et là par l’explosion de conflits tribaux ou à cause du fanatisme de quelque chef musulman. Mais les communautés chrétiennes subissent surtout les contrecoups de la politique occidentale au Moyen-Orient. La Première Guerre mondiale offre un prétexte pour les plus violentes représailles anti-chrétiennes dans la région, les Turcs poussant les musulmans à la razzia. Les chrétiens sont alors obligés de fuir sur les pas des troupes anglaises. Le retour, après la guerre, offre un spectacle désolant: les églises sont transformées en étables, les maisons religieuses et les écoles sont détruites. Une lettre de Bichara Farwagi, à cette époque curé de Salt, donne une idée de la situation: «La vue de Salt fait pitié: Fuheis brûle encore et le gouverneur me dit qu’elle n’est plus qu’un tas de ruines. […] Tout cela demande de nouvelles forces».
     
 
Le roi Abdullah et la princesse Rania avec les chefs des Églises chrétiennes de Jordanie, sur une photo de 2001. Le premier à gauche est Georges El-Murr, archevêque de Petra et Philadelphia des grecs-melkites
      Entre le roi Hussein et l’OLP
      La Jordanie d’aujourd’hui est habituellement rangée parmi les pays islamiques “modérés”. Et pourtant le Royaume hachémite, né sous la tutelle du protectorat britannique de Transjordanie qui l’avait précédé, n’a jamais caché sa nature d’État musulman. Dans ce pays dirigé par une dynastie qui légitime son pouvoir par sa descendance directe de Mahomet, les théories laïcisantes et progressistes du nationalisme panarabe qui, jusqu’aux années Soixante-dix, se répandaient dans les pays voisins, de la Syrie, à l’Égypte, à l’Irak, n’ont jamais pris racine. Et au moment où d’autres pays arabes déclenchaient des campagnes policières contre les Frères musulmans, en Jordanie, les militants du mouvement du renouveau islamique ainsi que les rigoristes de la Salafiya ont toujours joui de la pleine liberté d’action et de propagande. L’interpénétration de la religion musulmane et des institutions de l’État n’a jamais été remise en cause. Le grand mufti et les imams des mosquées sont nommés par le pouvoir civil qui surveille leurs activités. Les autres dignitaires musulmans sont consultés pour vérifier la conformité des décisions du gouvernement aux préceptes coraniques.
      Les chrétiens de Jordanie n’ont jamais soulevé d’objections de principe au fait que les institutions soient légitimées par la religion musulmane et se sont contentés de profiter de l’application “modérée” des règles coraniques de la part de ceux qui régnaient. L’islam est religion d’État mais la Constitution de 1952 sanctionne l’égalité de tous les Jordaniens devant la loi, sans aucune discrimination fondée «sur la race, la discipline et la religion». «La libre expression de toutes les formes de culte et de religion est garantie, en accord avec les moeurs qui sont celles de la Jordanie» ainsi que la liberté d’enseignement («les Congrégations auront le droit d’établir et de maintenir leurs propres écoles pour l’éducation de leurs membres», dit l’article 19).
      Dans les tempêtes et les difficultés qu’a traversées la Jordanie ces dernières décennies, les minorités chrétiennes ont habituellement manifesté un respect loyal et reconnaissant pour la dynastie hachémite. Les vagues récurrentes de réfugiés palestiniens qui fuyaient les territoires occupés par Israël ont progressivement et de façon irréversible modifié le profil ethnique et démographique du pays. Dans les années Soixante, quelques chrétiens palestiniens de Jordanie – comme le marxiste Nayef Hawatmeh, originaire de Salt, faisaient partie de la direction de l’OLP et des autres organisations palestiniennes – véritable État dans l’État – que le roi Hussein a fait démanteler et expulser du pays, le fameux “septembre noir” de 1970. Mais c’est le seul moment où l’on a vu chez certains sujets chrétiens d’origine palestinienne une hésitation entre la dynastie musulmane “protectrice” et le militantisme politique révolutionnaire qui semblait viser au renversement de la monarchie.
     
      Les violons d’Anjara
      Ce qu’ont paradoxalement acquis les chrétiens jordaniens en se montrant si conciliants à l’égard des circonstances historiques, c’est une grande visibilité publique et une importance politique et sociale certainement disproportionnée par rapport au faible pourcentage des baptisés dans la population jordanienne.
 
Jeunes filles catholiques irakiennes participant à la messe dans la paroisse du Christ-Roi à Misdar, dans le centre d’Amman
      Au Parlement, neuf des cent dix sièges sont réservés aux chrétiens. L’actuel ministre du travail Bassem al-Salem est chrétien et, dans des gouvernements précédents, il y a eu jusqu’à trois ministres de foi chrétienne. On trouve encore des chrétiens dans les hauts rangs de l’armée, à la cour royale, dans l’administration de la justice, à la direction d’entreprises et de banques nationales. Les journalistes Fahed Alfanek, Tarek Masarwa et Salwa Amarin, qui comptent parmi les plus influents du pays, sont eux aussi chrétiens. Et pourtant – nouveau paradoxe – ce statut social gratifiant, obtenu sans qu’il y ait eu besoin de jouer des coudes, de s’épuiser en des batailles identitaires de minorité en lutte, finit par alimenter chez certains chrétiens des hautes classes un certain syndrome d’élite assiégée devant les phénomènes alarmants qui se manifestent dans le tissu social: un ensemble de frustrations et de ressentiments, chômage endémique et soif de consommation inassouvie qui, dans les banlieues pauvres des agglomérats urbains, fait voler en éclats les anciennes traditions tribales bédouines et conduit à s’agripper aux slogans agressifs de l’idéologie islamiste. Abou Moussab al-Zarkawi, ce bandit ambigu, ce combattant du djihad que la stratégie des États-Unis a transformé en mythe médiatique en l’indiquant comme l’anneau de liaison entre Al-Qaida et le régime irakien de Saddam Hussein, est né et a grandi à Zarka, dans les années où les baraques des camps de réfugiés palestiniens venaient dilater la banlieue de la “Chicago de Jordanie”.
      Rien d’étrange, donc, à ce que les riches familles chrétiennes de Jordanie, supportant mal leur inquiétude devant l’avenir, envoient beaucoup de leurs enfants à l’étranger. Ainsi, sans pressions apparentes, l’émigration des chrétiens jordaniens apporte sa contribution à la silencieuse extinction des communautés chrétiennes dans les pays arabes, laquelle est aussi un effet collatéral des géopolitiques inconsidérées de l’Occident au Moyen-Orient.
      Mais tout le monde n’a pas la possibilité de partir. Et, de toutes façons, les enfants de l’école d’Anjara n’y pensent même pas. Maintenant que le père Hugo a trouvé deux violons et engagé comme maître le directeur musulman de la musique militaire, ils voudraient passer toutes les après-midi à jouer à devenir de grands musiciens.
     
     
     
     
     
      OCCASIONS DE CHARITÉ
     
      Il y a plusieurs manières d’apporter son soutien aux écoles du Patriarcat latin en Jordanie (jumelages scolaires, soutien financier à distance d’élèves particuliers). Pour toute information, on peut contacter le père Hanna Kildani (e-mail: kildani@wanadoo.jo) ou Nader Twal (e-mail: ntwal@hcef.org).
      On peut aussi envoyer des offrandes sur un compte bancaire à la Jordan National Bank
     
      À libeller au nom de:
      General Administration-Latin Patriarchate Schools;
      Jordan National Bank
      c/c bancaire 5002301035500443-04;
      Swift Code: JONBJOAX;
      Branch: Private Banking Branch.
     
      Les Sœurs de la Famille religieuse du Verbe Incarné accueillent dans leur maison d’Anjara dix enfants orphelins ou venant de situations familiales problématiques. Pour toute information sur cette initiative on peut contacter le curé de la paroisse Hugo Alaniz (hugoalaniz@ive.org).
      On peut aussi envoyer des offrandes au compte bancaire ouvert à la Bank of Jordan
     
      À libeller au nom de:
      Patricia Carbajal;
      Bank of Jordan
      c/c bancaire 0013030870640001;
      Swift Code: BJORJOAX;
      Branch: Ajlun Branch.
 

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